Comment éviter la surcharge, l’encombrement et le déraillement du train de la transition ?
Dès la prise de pouvoir suite au coup d’Etat du 5 septembre, en optant pour une transition inclusive, la junte conduite par la colonel Mamady Doumbouya a impliqué tous les acteurs traditionnels du champ politique guinéen et de la société civile. Ce train de la transition qui a déjà bien démarré, en assurant la continuité de l’Etat et la sécurité des personnes et des biens, ne doit pas s’encombrer de trop de passagers opportunistes. Or, le processus de transition risque d’être surchargé, voire miné, par le caractère hétérogène de tous ces acteurs ayant des objectifs et des stratégies différents. Rappelons-nous que des centaines d’institutions politiques et d’organisations de la société civile ont été conviées à une large et longue concertation nationale, au cours de laquelle chacune de ces institutions et de leurs acteurs pléthoriques a essayé de se positionner, en faisant parfois des retournements de veste. C’est pourquoi il y a lieu de s’interroger sur la légitimité de toutes ces associations de la société civile, parlant au nom de groupes sociaux dont elles sont censées représenter les intérêts, mais dont elles sont souvent déconnectées, d’autant plus que les acteurs de la paysannerie ou du secteur informel ne les ont jamais mandatées comme porte-parole.
Par contre, l’opposition des jeunes au troisième mandat, au-delà de toute appartenance ethnique et politique, constitue aujourd’hui un indicateur pertinent du début de la naissance de la société civile. Ces jeunes leaders du FNDC doivent être toujours soutenus en termes de renforcement des capacités et de moyens, en vue de se constituer en véritable contre-pouvoir et rempart contre la corruption et la dérive autoritaire. Cependant, nous attendons encore une véritable émergence de la société civile en tant que « sociétés des individus regroupés par des devoirs et des intérêts, indépendamment des appartenances ethniques et communautaires », comme le dit le sociologue Alain Marie. Les sociétés civiles naissent plus facilement dans les pays où le niveau d’instruction est élevé , les salaires sont meilleurs et beaucoup de gens vivent indépendamment des ressources financières de l’Etat, comme c’est le cas au Sénégal, au Ghana ou au Burkina Faso.
Quant aux coordinations nationales, qui ont toujours été complaisantes envers les régimes du moment, elles ne font que renforcer le régionalisme , la sur-communautarisation de la vie politique et le clientélisme qui constituent des obstacles pour l’unité nationale, la démocratisation et le développement de la Guinée. La transition a besoin des conseils des sages et des intellectuels intègres, qui ont pu se mettre au-dessus des intérêts personnels et qui peuvent contribuer à défendre tous les Guinéens en transcendant les clivages ethniques.
Sans nier le patriotisme et la bonne volonté de quelques rares individus qui se sont engagés dans ce processus afin de servir leur pays, il y a lieu de noter que la plupart des Guinéens qui se sont invités dans ce nouveau festin national ne cherchent qu’à occuper des postes afin d’accéder aux ressources de l’Etat. D’où la nécessité de s’interroger sur la légitimité de tous ces volontaires officiels qui sont soudain désireux de se mettre au service de leur pays. A notre avis, en voulant à tout prix se donner de la légitimité tout en écartant des adversaires ou rivaux, on a créé de faux débats selon lesquels il faut que le gouvernement et le conseil de la transition soient représentatifs des femmes, des Guinéens issus de la diaspora et de la jeunesse, tout en évitant le recyclage. Je considère qu’il s’agit de faux débats dans la mesure où, pour une transition réussie, nous avons besoin de Guinéens compétents et intègres, quel que soit leur genre, leur âge ou leur appartenance communautaire.
Le CNRD s’est donné comme mission d’assainir la vie publique afin de poser les jalons du développement. Pour cette raison, il ne faudrait pas jeter le bébé avec l’eau du bain, dans la mesure où il y a déjà, en Guinée, des dynamismes en cours qu’il faut accompagner. Par exemple, la politique de numérisation a favorisé un début de maitrise des recettes publiques qu’il faut soutenir et étendre au niveau des dépenses et de la gestion des deniers publics. Certes nous avons besoin des expériences acquises à l’étranger par les membres les plus compétents de la diaspora, mais en faisant attention à deux aspects. Tout d’abord, il faut éviter les impostures et les falsifications des CV, alimentées par le mythe de l’Occident, selon lequel tous ceux qui viennent de l’Europe ou de l’Amérique du Nord seraient meilleurs et plus compétents. C’est pourquoi tous les CV qui pleuvent aujourd’hui sur le CNRD et sur le premier Ministre doivent être minutieusement étudiés et vérifiés. Ensuite, les cadres de la diaspora qui seront choisis doivent éviter de se mettre dans une posture de donneurs de leçons, où ils regarderaient de haut les autres Guinéens. Il faut absolument qu’ils évitent le mimétisme occidental naïf, en transposant directement ici les réalités de l’Europe ou de l’Amérique, tout en ignorant les dynamismes locaux en cours et les acquis qu’ils doivent pérenniser en vue de faire progresser la Guinée. Nous vivons à l’époque de la mondialisation, où ceux qui viennent de l’Europe ne doivent plus être considérés comme des porteurs de lumière qui viendraient éclairer l’obscurité africaine.
Enfin, l’expérience du PDG, du PUP et dernièrement du RPG, qui s’effondrent suite à la mort ou à la destitution de leurs leaders, montrent que nous n’avons pas encore en Guinée de très grands partis politiques, capables de résister à la tentation de la personnalisation du pouvoir et aux dérives autoritaires, voire dictatoriales, de leurs leaders. De plus, sur plus de 200 partis déclarés, nous n’en avons pas plus de dix ayant une assise nationale et une structure bureaucratique installée dans toutes les régions du pays. Les grands partis les plus enracinés ont une base régionaliste et ethnique plutôt que sociologique, car ils ne sont pas représentatifs de couches sociales et des catégories socio-professionnelles que l’on retrouve dans les quatre régions de la Guinée. En général, même les partis les plus implantés ressemblent donc à des structures bureaucratiques où des dirigeants et des militants se réunissent autour d’une figure charismatique plutôt que d’un programme ou d’une idéologie. D’où la pauvreté des débats d’idées dans la vie politique guinéenne. Seuls quelques rares partis moins implantés en Guinée, ayant peu d’ancrage et de militants, contribuent à élever un peu le niveau du débat politique de la Guinée, à travers des participations dans les émissions politiques. Il s’agit de partis dont les leaders mobilisent un capital culturel et linguistique, avec la simple maitrise du discours, pour dominer le débat médiatique. Il s’agit de leaders intellectuels, dont l’apport pourrait favoriser l’émergence de la société civile, mais qui utilisent leurs ressources, telles que l’éloquence en langue française, pour faire leur autopromotion dans l’arène politique ou dans l’appareil d’Etat. Pour le reste, il y a une pléthore de petits partis, qui n’ont qu’un nom et un agrément et qui sont convaincus de n’avoir aucune chance d’accéder au pouvoir. Cependant, par le jeu des alliances et des compromis, ils cherchent à tirer leur épingle du jeu, en soutenant le pouvoir du moment, ou en faisant des alliances, souvent contre-nature, avec les grands partis de l’opposition ou de la mouvance. Cette réalité est illustrée par le contraste très frappant entre la forte mobilisation de toutes ces entités politiques pour participer à la concertation nationale suite au coup d’Etat et le faible nombre de partis qui se sont opposés au troisième mandat. Aussi, il faut éviter que les partis politiques, entre lesquels il y a peu de solidarité, transposent leurs rivalités et les anciens conflits dans ce processus, car cela constituera un handicap par la bonne marche de la transition.
Les bons passagers
A mon avis, ceux qui ont plus de légitimité pour épauler les militaires sont d’abord les leaders des organisations de la société civile et des partis politiques qui ont eu le courage de s’opposer au troisième mandat. Parmi ces derniers, il y a ceux qui ont été victimes de la répression, notamment de l’emprisonnement : il serait souhaitable qu’ils continuent à s’engager pour promouvoir la démocratie en Guinée, sans être des revanchards qui agissent par passion et désir de vengeance. Ensuite, nous avons des ministres qui ont eu le courage et l’intelligence politiques de démissionner du gouvernement du Président Alpha Condé parce qu’ils étaient contre le troisième mandat, qui était en train de conduire la Guinée vers une dérive autoritaire. En agissant ainsi, ils se sont forgés une crédibilité et une nouvelle virginité politique, qui leur permet aujourd’hui d’être des acteurs majeurs de cette nouvelle transition politique. Enfin, indépendamment des coordinations régionales, il faut rechercher les représentants des organisations paysannes, telles que les fédérations et les confédérations paysannes. Nous avons constaté dans nos recherches sociologiques que ce sont des personnes déjà engagées dans un processus de développement parsemé d’obstacles et d’embuches, qui parlent au nom d’une catégorie socio-professionnelle et pas d’un groupe ethnique ou d’une région. Ce sont des gens qui connaissent profondément les problèmes des communautés villageoises, des femmes et des hommes qui constituent la majorité silencieuse de notre pays. Les organisations syndicales qui ont défendu les conditions de travail et de vie des Guinéens, en évitant d’être instrumentalisés par le défunt régime, méritent naturellement d’être représentés au sein de la transition. En plus des leaders et des acteurs des institution énumérées ci-haut, la junte ne doit pas hésiter à faire appel à tous ceux qui possèdent les compétences techniques et l’intégrité morale nécessaires à la réussite de la transition. Parmi les bons passagers du train de la transition, il y a également des jeunes journalistes et leurs patrons des media privés qui ont contribué à informer, tout en dénonçant la volonté de confiscation du pouvoir du troisième mandat. Ils ont eu le mérite de résister à la tentation de soutenir le régime, dans un contexte où l’Etat est très attractif et utilise toute sa puissance et ses moyens de persuasion pour rallier les media et entretenir des cultes de personnalité.
Dans cette contribution, nous avons voulu proposer quelques réflexions inspirées par l’histoire politique récente de la Guinée où les mêmes erreurs contribuent à reproduire toujours les mêmes évènements malheureux, au point d’avoir un caractère cyclique. Le risque est de maintenir toujours notre pays dans une longue et laborieuse transition démocratique, pour reprendre le titre de l’un de mes articles, publié en 2011 pour souligner tous les obstacles de la transition vers la démocratie en Guinée. Aujourd’hui, si nous optons pour une transition inclusive et politisée, en s’encombrant avec des centaines de partis et d’organisations qui n’existent que formellement sur les papiers, sans aucune assise nationale, le train de la transition risque d’être surchargé et de dérailler.
Dr Abdoulaye Wotem Sompare
Socio-anthropologue
Ancien recteur chargé des études et recteur par intérim de l’Université Julius Nyerere de Kankan